http://sante.lefigaro.fr/article/experience-de-milgram-l-etre-humain-prefere-encore-torturer-que-desobeir/
Parce qu’on leur a demandé, 90% des participants à une étude ont administré des chocs électriques (fictifs) à un tiers. Des résultats qui confirment ceux obtenus 50 ans plus tôt par Stanley Milgram..
Il y plus d’un demi-siècle, un jeune chercheur en psychologie sociale à l’université de Yale (États-Unis), hanté par les atrocités de l’holocauste, eut l’idée d’une expérience inédite pour tenter de comprendre les mécanismes psychologiques ayant conduit des milliers d’hommes à torturer et tuer des millions d’autres. Sous prétexte d’étudier l’efficacité de la punition sur l’apprentissage, il demanda à des participants d’administrer des décharges électriques (fictives) à un tiers. L’objectif réel est en fait de mesurer le niveau d’obéissance à un ordre contraire à la morale.
Les résultats, publiés en 1963 dans le Journal of Abnormal and Social Psychology, ébranlent l’opinion publique: les deux-tiers des participants infligent cette torture, dès lors qu’une figure d’autorité le leur demande. Le nom de Stanley Milgram fait le tour du monde.
Par la suite, le jeune scientifique réalise une série d’expériences du même type dont les résultats démontrent que, sous la pression d’une autorité, la majorité des personnes exécutent les ordres, même si elles sont informées qu’elles peuvent se retirer de l’expérience à tout moment et qu’elles savent que les chocs électriques qu’elles infligent à l’autre peuvent avoir de graves effets sur sa santé.
Cinquante ans plus tard, les conclusions de Milgram semblent toujours d’actualité. Une équipe de l’université de Varsovie (Pologne) a obtenu des résultats très proches de ceux du scientifique américain en reproduisant fidèlement l’expérience de départ.
Leur étude publiée en mars dans la revue Social Psychological and Personality Science montre que 72 des 80 participants ont accepté d’administrer à leur «victime» le niveau d’électrochoc le plus élevé (450 volts, soit le 10e niveau dans l’expérience de Milgram, qui présentait 30 niveaux au total). Pour la même expérience, Milgram avait obtenu un taux de 65%.
«Attention, choc dangereux»
Tout comme l’expérience de Milgram, l’étude polonaise met en scène trois personnes: le chercheur en blouse, qui représente l’autorité scientifique, le vrai sujet, chez qui on teste le niveau d’obéissance, et enfin l’élève, un comédien complice du chercheur.
Le sujet prend le rôle de l’enseignant à la suite d’un tirage au sort truqué. Il dicte les syllabes à l’élève et doit lui envoyer une décharge électrique s’il ne les mémorise pas correctement.
Ce dernier simule des réactions de douleur: à partir de 75 V il gémit, à 120 V il se plaint à l’expérimentateur qu’il souffre, à 135 V il hurle, à 150 V il supplie d’être libéré, à 270 V il lance un cri violent…
Si le participant manifeste des doutes, l’expérimentateur est chargé de le rassurer en lui affirmant qu’il ne sera pas tenu pour responsable des conséquences de ses actes.
S’il exprime le désir d’arrêter l’expérience, l’expérimentateur lui adresse quatre ordres. Si le sujet souhaite toujours arrêter après cela, l’expérience est interrompue.
Sinon, elle prend fin après qu’il a administré trois décharges maximales (450 volts) où il est mentionné sur un écran: «Attention, choc dangereux».
L’obéissance, un caractère universel?
«Cette expérience a, par le passé, été répliquée dans de nombreux pays, avec des taux d’obéissance importants à chaque fois. C’est un caractère relativement universel», explique Peggy Chekroun, professeure de psychologie sociale à l’université Paris Nanterre. Italie, Afrique du Sud, Australie, Espagne… Entre 1968 et 1985, pas moins de huit études ont été réalisées, avec des taux d’obéissance compris entre 50% et 87,5%. Plus récemment, une réplication partielle menée en 2006 aux États-Unis a montré un taux d’obéissance de 70%. Enfin, en 2010, un faux jeu télévisé réalisé en France, «le jeu de la mort», a montré que 81% des candidats envoyaient des décharges électriques de plus en plus fortes à un autre candidat.
Que se passe-t-il lorsque les participants ne sont plus contraints par la figure d’autorité à continuer? Dans ce cas, 80% des sujets ne vont pas au-delà de 120 volts. «Au final, seule une personne sur quarante a utilisé le dernier curseur, rapporte le Dr Nicolas Guéguen, chercheur en sciences du comportement à l’université de Bretagne-Sud et auteur de l’ouvrage «Psychologie de la manipulation et de la soumission» (Dunod, 2015). Même si un tel comportement est terrifiant, nous sommes loin des chiffres précédents. Il semble donc que nous ne sommes pas tous des tortionnaires spontanés mais, pour peu que nous nous retrouvions dans une situation d’autorité, nous pouvons le devenir.»
Responsabilité et éducation
Comment expliquer que, dans chacune de ces expériences, un nombre si important de personnes accepte d’en torturer d’autres? «Elles se considèrent comme de simples agents d’exécution et attribuent la responsabilité de leur acte à la figure d’autorité qui leur ordonne de le faire, explique Peggy Chekroun. Milgram a d’ailleurs montré dans une variante de son expérience que, lorsque la prise de responsabilité des participants est accrue, comme lorsqu’on leur demande de mettre la main de l’élève sur une plaque conductrice, ils ont tendance à moins obéir.»
La soumission prend-elle racine dès le plus jeune âge? Oui, selon une étude jordanienne menée en 1977 auprès de 192 enfants âgés de 6 à 16 ans. Comme chez les adultes, le taux d’obéissance obtenu fut extrêmement élevé, notamment chez les 10-12 ans, où il atteignit près de 94%. En parallèle, les chercheurs menèrent l’expérience auprès d’un groupe d’enfants libres de ne pas administrer le choc. Seul un tiers d’entre eux s’étaient alors soumis à l’autorité.
«L’obéissance est une norme sociale très importante, elle permet le fonctionnement des groupes sociaux. Quand on éduque un enfant, c’est d’ailleurs l’une des premières choses qu’on lui apprend, explique Peggy Chekroun.
Avec l’expérience de Milgram, on s’aperçoit que l’obéissance peut conduire au pire.
Mais d’un autre côté, il y a un risque à éduquer les enfants à remettre en cause l’autorité.»